68.
Ched le Sauveur avait terminé le portrait de Mérenptah coiffé de la très ancienne perruque à bandes bleu et or. Il avait repris une dernière fois le cobra, lui aussi de couleur or, dressé au front du monarque. Les yeux las, il descendit jusqu’à la chambre funéraire où Paneb mettait la dernière main à la scène essentielle qui représentait les trois états de la lumière, correspondant aux trois étapes de la résurrection : un enfant nu et rouge vif, un scarabée noir et un disque rouge éclairant le nom de Mérenptah. Au-dessous, la figure la plus délicate à exécuter : un bélier aux ailes immenses, évoquant à la fois la puissance de création du premier soleil et la capacité d’envol de l’âme du roi ressuscité.
— Tu as su soigner le moindre détail, Paneb, tout en simplifiant le trait et en rendant les couleurs éclatantes.
Le compliment étonna le colosse.
— Y a-t-il des motifs à rectifier ?
— Non, aucun. Aujourd’hui, je peux t’avouer que le plan du maître d’œuvre m’avait effrayé : une tombe plus vaste que celle de Ramsès, des volumes plus importants, un axe unique et un programme de sculpture et de peinture comme on n’en avait jamais réalisé... Néfer ne s’est pas contenté de copier son prédécesseur, il a créé une demeure d’éternité d’un style nouveau qui servira de modèle. Et j’ai dû moi-même changer ma manière de peindre tout en t’apprenant les bases intangibles de notre métier. Tu es né avec cette tombe, Paneb, la main s’y est formée et tu n’as plus besoin de moi.
— Tu te trompes, Ched ; sans ton regard, je me perdrais.
— Moi seul sais que Paneb le colosse a parfois besoin de se rassurer lorsqu’il lui faut avancer dans l’inconnu... Mais tu n’as jamais hésité, et c’est la raison pour laquelle je t’ai donné tout ce qui m’a été donné. Tu n’es plus mon disciple, Paneb, mais mon égal.
— Désolé de vous importuner, déplora Imouni, mais je dois dénoncer certaines pratiques intolérables.
— Je t’écoute, dit Kenhir en continuant à écrire son chapitre sur les temples construits ou restaurés pendant le règne d’Amenhotep III.
— Gaou le Précis a utilisé trop de papyrus prélevés sur le stock attribué à la confrérie.
— Non, Imouni ; c’est moi qui les lui ai donnés afin qu’il dessine des esquisses détaillées pour le chef de l’équipe de gauche.
— Il faudra le noter de manière explicite dans le Journal de la Tombe.
Kenhir regarda son assistant par en dessous.
— Tu prétends m’apprendre mon métier ?
Imouni rosit.
— Non, bien sûr que non...
— Tu as terminé ?
— Je dois également signaler qu’Ouserhat le Lion a reçu un bloc d’albâtre dont la destination n’a pas été précisée sur le bordereau de livraison.
— C’est tout à fait normal, puisqu’il est destiné à la préparation du cercueil royal.
— On ne m’avait pas prévenu...
— Cela aussi, c’est tout à fait normal. Tu n’es ni le scribe de la Tombe, ni le chef sculpteur, si je ne m’abuse ?
Imouni avala sa salive mais continua à porter ses accusations.
— Le comportement de Paneb, lui, est inacceptable ! Il refuse de me préciser le nombre de pains de couleur qu’il fabrique, il utilise plus de mèches qu’il n’en faudrait et gâche un nombre incroyable de pinceaux ! Si les autres membres de l’équipe violaient le règlement comme lui, ce serait l’anarchie.
— Prenons les problèmes dans l’ordre, décida Kenhir. Y a-t-il eu des désordres sur le chantier ?
— Non, non, pas encore...
— Puis-je mentionner sur le Journal de la Tombe que Paneb n’a pas été absent une seule journée ?
— Oui, c’est exact, mais...
— Admets-tu que l’œuvre a progressé de manière satisfaisante et que je peux rédiger un rapport officiel à l’intention de Pharaon pour lui annoncer d’excellentes nouvelles ?
— Certes, mais...
— Si tu savais différencier l’essentiel du secondaire, Imouni, tu te tracasserais moins.
— Il faut pourtant prendre des sanctions contre Paneb !
— Rassure-toi, j’en prendrai.
— Puis-je les connaître ?
— Je lui adresserai une remontrance orale tout en lui demandant de ne rien changer à sa méthode de travail.
Ses consultations terminées, Claire poursuivait ses recherches. Jusqu’à présent, elle n’avait réussi qu’à freiner la dégénérescence des yeux de Ched le Sauveur, sans parvenir à trouver le remède qui empêcherait la cécité.
Quand Néfer pénétra dans son laboratoire, elle consultait une nouvelle fois un papyrus médical de l’époque des pyramides qui offrait une série de prescriptions pour vaincre les agents pathogènes capables de détruire l’œil.
— Tu travailles trop, Claire, et tu t’épuises.
Elle sourit pendant qu’il l’enlaçait tendrement.
— Ne faut-il pas tout tenter pour sauver le regard de Ched ?
— Tu ne renonces jamais... Et tu as découvert une piste, n’est-ce pas ?
— Ses yeux meurent doucement parce que des parasites dangereux s’y sont introduits et dénaturent peu à peu le sang et les liquides. Pour chasser l’obscurité qui menace d’envahir l’œil, j’ai utilisé un collyre composé d’oliban, de résine, d’huile blanche, de moelle osseuse et de suc de baumier. Le résultat ne me satisfait pas, et je crois comprendre pourquoi : il manque un produit qui dynamiserait l’ensemble et anéantirait les substances pathogènes sans abîmer l’œil.
— Lequel ?
— Un minéral que les Anciens ont appelé « sagesse ».
— Autrement dit, la pierre de lumière.
— Telle est ma conclusion, en effet ; j’ai essayé quantité d’autres minéraux, mais ils n’ont pas amélioré le remède.
— Tu souhaites donc que nous prélevions un extrait de la pierre de lumière pour l’inclure dans ta formule et tenter de guérir Ched.
— Je connais d’avance ton objection : la pierre doit rester intacte pour donner vie au sarcophage, et c’est la demeure d’éternité du pharaon que nous devons privilégier.
— En effet, Claire, et il y a une hypothèse effrayante que nous ne devons pas écarter : suppose que Ched soit celui qui trahit la confrérie.
— Non, Néfer, ce n’est pas lui.
— Pourquoi en es-tu certaine ?
— Sa manière d’être pourrait le rendre suspect, j’en conviens, et il n’éprouve que peu d’estime pour certains membres de l’équipe, mais je souhaite le guérir.
— Est-ce une exigence de la femme sage ?
— Au maître d’œuvre de décider.
Le scribe de la Tombe avait écouté l’exposé médical de la femme sage, en présence de Néfer le Silencieux.
— Déplacer la pierre de lumière avant de la transporter au tombeau de Mérenptah sous bonne garde ne me plaît pas du tout, dit Kenhir en maugréant. Dans les circonstances actuelles, c’est une démarche dangereuse. Ne peut-on attendre la fin du chantier ?
— D’ici là, Ched sera aveugle, annonça Claire. Aujourd’hui, il reste encore une possibilité de lui sauver la vue.
— Une possibilité... Pas une certitude.
— Nous avons besoin de votre accord, précisa Néfer.
— Ne devons-nous pas préférer la réussite de l’œuvre au bien-être d’un individu ?
— Ched est un peintre d’exception qui donnera la dernière touche aux scènes majeures de la tombe, et il n’a pas achevé la formation de Paneb, même s’il le considère comme son égal. Si Ched guérit, ce sont l’œuvre et la confrérie qui bénéficieront de son génie.
— Voilà bien un raisonnement de maître d’œuvre !
— Ne convient-il pas au scribe de la Tombe ?
— Comment comptez-vous procéder ?
— Étant donné l’endroit où est cachée la pierre, répondit la femme sage, j’effectuerai un prélèvement avec un ciseau de cuivre au soleil levant, lorsqu’elle se recharge de lumière. C’est le moment où les artisans et leurs épouses célèbrent le culte des ancêtres, et personne ne m’apercevra.
— Nous pourrions également proposer un leurre, avança Néfer ; si c’est bien la pierre que recherche l’avaleur d’ombres, il devrait commettre un faux pas qui lui sera fatal.
À l’équipe de droite rassemblée à l’intérieur du local de la confrérie, Néfer avait annoncé la fin prochaine des travaux dans la tombe de Mérenptah. Peintres et dessinateurs mettaient la touche finale à leur œuvre, tandis que les sculpteurs achevaient statues et sarcophages. Quant à Thouty, il façonnait les derniers bijoux destinés à accompagner l’âme royale dans l’autre monde.
Chacun savait que seule la pierre de lumière possédait le pouvoir de rendre vivantes les statues créées dans l’atelier du village. Et personne ne s’étonna de voir le local fermé et gardé par Paneb la veille de leur transport dans la Vallée des Rois.
Comme la journée du lendemain promettait d’être rude, on se coucha tôt.
Et le traître attendit que le village fût endormi pour aller observer l’atelier où se trouvait forcément la pierre. Tromper la vigilance du jeune colosse serait impossible, mais il ne résistait pas à l’envie de s’approcher au plus près du trésor.
Quelle ne fut pas la surprise du traître de constater que Paneb n’était pas à son poste ! Un seul verrou de bois à briser... et la pierre lui appartenait !
Les mains moites, il s’avançait, presque à découvert, quand l’angoisse le cloua au sol. Et s’il s’agissait d’un traquenard ?
Oui, bien sûr, on lui tendait un piège ! Et le trésor ne devait même pas être dissimulé à l’intérieur de ce local, surveillé depuis sa cachette par Paneb qui guettait sa proie.
Le traître s’éloigna à reculons, pas à pas, silencieux comme un félin.